Second chapitre de notre série sur la science-fiction chez Tutti Quanti. Hier, nous avons parlé de la manipulation des données personnelles, par le biais du film Bienvenue à Gattaca. Aujourd’hui, nous allons parler de l’augmentation de soi : question essentielle quand on utilise des objets connectés comme des montres ou des capteurs. Pour y parvenir, nous allons nous pencher sur l’un des meilleurs jeux de l’année 2011 : Deus Ex Human Revolution (DEHR).
Synopsis : Le jeu est situé en 2027, à l’avènement de la cybernétique et du transhumanisme. L’homme peut désormais remplacer les membres de son corps, afin de se déplacer plus rapidement, de voir à travers les murs. Dans ce contexte naît un conflit entre Sarif Industries, une multinationale productrice de ce nouveau concept, et ses détracteurs. Sarif Industries prétend que ce procédé pourrait améliorer la vie des gens. Mais ses opposants affirment qu’en devenant un cyborg, l’être humain devient dépendant d’une substance coûteuse, la neuropozyne, censée les aider à éviter tout rejet de la prothèse cybernétique.
Adam Jensen, ancien agent du SWAT, s’est reconverti dans la sécurité privée à la suite de l’échec d’une mission qui a abouti à un massacre. Il travaille alors comme chef de la sécurité pour Sarif Industries, un des leaders du marché de la biotechnologie. L’activité principale de cette entreprise est l’augmentation mécanique d’êtres humains. Lors d’une attaque menée par un groupe de mercenaires dans un laboratoire de Sarif Industries, son ex-compagne Megan Reed, scientifique de génie, disparaît avec son équipe de chercheurs, tous déclarés morts. Adam est quant à lui blessé par balle à la tête, quasi-mortellement, par Jaron Namir, leader du groupe d’attaque. Pour le sauver, Sarif va devoir lui greffer des augmentations, afin de remplacer ses bras, ses jambes, et une partie importante de sa cage thoracique — il lui sera greffé davantage d’implants que ce que son état médical nécessite. Ils en profitent aussi pour lui rajouter des implants neuraux, lui permettant d’amplifier ses capacités d’analyse. Après six mois de convalescence, Adam Jensen est de nouveau sur pied.
DEHR pousse donc le concept de l’amélioration de soi au plus haut niveau : les objets ne servent plus seulement à quantifier l’humain pour l’améliorer, mais s’insèrent directement dans l’humain pour « l’augmenter ». Cette philosophie nous vient d’un courant de pensée plus large que l’on nomme le transhumanisme. Les adeptes de ce mouvement estiment qu’il est légitime que l’être humain s’améliore, dès qu’il en aura les moyens, en substituant ses propres capacités par des objets technologiques plus performants. Comme on le verra, la question est loin d’être aussi simple.
Le jeu adopte un point de vue à la première personne, et pas seulement dans le gameplay : nous n’en savons pas plus qu’Adam, nous voyons à travers les verres teintés d’orange de ses lunettes, sur lesquelles s’affichent les informations tactiques nécessaires. DEHR nous offre la vision interne d’un personnage bien spécifique, un post-humain, largement cybernétisé, contre sa volonté. Adam Jensen est donc, tout entier, la question à laquelle le joueur devra répondre : La technique peut-elle, et doit-elle, améliorer l’humain ?
Dès la séquence d’introduction, Adam est confronté à son alter-égo : Jaron Namir. Cybernétisé comme lui, mais travaillant pour des puissances occultes (aux yeux du joueur), il invite, par la violence, le protagoniste dans l’univers cybernétique. S’en suit une longue cinématique d’introduction montrant Adam être transformé en cyborg, entrecoupé de flashs de sa vie avec Megan. On comprend donc par cette transformation qu’Adam servira de vecteur plus que d’acteur du changement.
Adam est-il devenu plus ou moins qu’humain en remplaçant une partie de son corps ? Dans un sens, il s’est amélioré : il est plus fort, plus efficace, il peut perforer un mur à coup de poing, tomber d’un immeuble de cinq étages sans problèmes, et pirater n’importe quel système informatique. Mais dans un autre, il y a perdu : devenu à moitié machine, il est l’outil de son concepteur, David Sarif, qui l’envoie sur les missions les plus périlleuses. À mesure qu’il démêle l’écheveau de mensonges tissés autour de lui (notamment sur ses origines), il comprend sa position « d’être utilitaire », toujours à courir après la vérité sans pouvoir l’atteindre.
Le système d’expérience, dans le jeu, est très intéressant. Adam possède déjà toutes les augmentations à l’intérieur du corps, mais ne peut pas les activer dès le départ. Il doit attendre que son corps s’habitue. À chaque action qu’il entreprend, il reçoit un feedback sous forme de points d’expérience. Ces points lui permettent de débloquer des augmentations ou d’améliorer sa maîtrise de celles-ci. De la même manière que lorsque vous faites un effort avec un Basis accroché à votre poignet : celui-ci vous renvoie des informations qui vous aident à devenir plus performant. La cybernétique, avenir du « quantified self » ?
L’univers où évolue Adam (et donc le joueur) est en situation de crise, entre acceptation et opposition aux augmentations. Les uns embrassent cette technologie et remplacent volontiers leurs membres, quand d’autres s’y opposent par conviction ou par pragmatisme (d’autant plus justifiable que ces modifications nécessitent un traitement médicamenteux coûteux et continuel). L’apogée se produit lors d’une scène vers la fin du jeu. Par le biais du leader de la chirurgie augmentatrice, l’un des antagoniste parvient à faire appliquer à tous les « augmentés » une puce permettant de contrôler leurs actes. On rejoint ce que l’on disait dans notre article d’hier : peut-on confier toutes nos données, et dans ce cas ci, jusqu’au contrôle de notre propre corps, à des groupes privés ? Qui plus est, unifiés sous une même direction ?
Le « quantified self » est une forme d’augmentation. Si les objets techniques sont encore, pour l’instant, extérieurs à nous (vraiment ?), il n’en reste pas moins que la technique nous aide ici à nous améliorer. Mais jusqu’à quand ? Est-ce l’homme qui court à l’aide de la machine, ou la machine qui pousse l’homme à courir ?
Après avoir parcouru la Terre pour retrouver Megan et comprendre pourquoi on l’a attaqué, Adam Jensen se retrouve dans une installation nommée Panchaïa. Les augmentés de la planète sont tous devenus fous et dangereux, lui excepté. Il vient de combattre un organisme bâtard, mi-homme mi-machine, aux possibilités colossales, mais dénué de toute humanité. Il est face à un choix :
- Laisser la technologie se développer sans contrôle ;
- La réserver à une élite mondiale éclairée ;
- L’éradiquer totalement ;
- Se suicider en emportant toutes les preuves, et laisser l’histoire suivre son cours, sans influences.
DEHR prend donc une hypothèse de travail (l’augmentation de son propre corps par la technique) et la pousse à son paroxysme. Comme toute oeuvre de science-fiction, il faut ajouter qu’il s’agit bel et bien de fiction, un état extrême, bien plus lointain que ceux auxquels nous sommes confrontés. Pourtant, cette fiction peut nous aider à étudier le « quantified self » grâce à cette question : Quel est l’influence de la technique sur l’homme ?
On peut considérer que la technique a une bonne influence. Quantifier ses performances permet de mieux les appréhender, de savoir exactement sur quel point travailler. On enlève l’incertitude et on constate exactement la progression en cours. En partageant ces résultats, on crée une émulation entre les participants, qui vont, chacun à leur tour, vouloir battre les records. Le quantified self permet d’en apprendre plus sur soi-même, pour pouvoir réagir à une situation critique (avec des capteurs comme Asthmapolis, par exemple).
On peut considérer aussi que la technique dévoie l’acte. Un problème vient précisément de ce qui n’est pas compté : Runkeeper compte vos pas, mais compte-t-il le plaisir que vous avez à marcher ? À partir de quand commence-t-on à marcher pour satisfaire cette application qui insiste pour que vous bougiez, plutôt que pour soi ? Est-il possible de faire un bon repas quand une balance vous le déconseille, et quand la Hapiforks vous dit comment le manger ?
Prises indépendamment, ces technologies sont anodines et ont des atouts indéniables. Ensembles, elles risquent de former un carcan qui enferme l’utilisateur dans une routine de tâches paramétrées, et en faire une sorte de robot. La question est ouverte, comme à la fin du jeu, le choix nous est offert. La solution est sans doute de faire preuve de retenue et de raison dans nos usages, ne pas oublier que l’outil sert l’homme, et non l’inverse. Reste à savoir si nous en sommes capables.
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